Patric Chiha filme toute une vie d’attente dans une boîte de nuit


L’AVIS DU « MONDE » – CHEF-D’ŒUVRE
Parfois, on entre dans un film comme on accepte une étrange invitation, dont on sait qu’elle bouleversera quelque chose de notre perception. La Bête dans la jungle, cinquième long-métrage de Patric Chiha, librement adapté du roman du même nom de Henry James (paru en 1903), fait partie de ces œuvres-là. En 1979, vous entrez dans une boîte de nuit, aux allures de Palace, célèbre club parisien dans les années 1980, avec sa balustrade, ses rideaux de velours et ses créatures magnifiées par les lumières laser, et vous n’en sortirez qu’en 2004.
Le cinéaste autrichien, né à Vienne en 1975, nous avait déjà conquis avec des documentaires fassbindériens travaillant l’artifice, tel Brothers of the Night (2016). Dans La Bête dans la jungle, produit par Charlotte Vincent (Aurora Films), Patric Chiha met en scène deux personnages qui passent à côté de leur vie, sur près de trois décennies : ils s’appellent May (Anaïs Demoustier) et John (Tom Mercier), sont très attachés l’un à l’autre, mais ne se mettent pas en couple – c’est l’assurance de ne pas se perdre, dit John. Mais le ver est dans le fruit, ou la « bête » tapie dans la tapisserie.
Comme dans le livre, John est persuadé qu’un destin particulier lui est réservé. Il doit attendre que « la chose » arrive, dit-il. C’est son secret, il l’avait livré à May un soir d’été, avant de la perdre de vue. Puis ils se retrouvent par hasard, dix ans plus tard, le soir de l’ouverture de la discothèque. « C’est la boîte sans nom », murmure fiévreusement la physionomiste incarnée par Béatrice Dalle, vénéneuse sous sa cape noire. Bienvenue dans le noir paradis. John et May se retrouvent les samedis soir, au milieu d’une faune d’amis. Lesquels peu à peu se dispersent ou disparaissent, décimés par le sida.
Femme fatale joyeuse
Anaïs Demoustier incarne un nouveau genre de femme fatale joyeuse, libre, aimant la fête. May aime s’habiller pour sortir, ose des tenues qu’elle ne porterait sans doute pas le jour. C’est cette vie nocturne, ce temps qui reste après une journée de travail (lequel est totalement hors champ) qui intéresse le cinéaste, comme espace de réinvention. John à la voix monocorde a son propre rythme, ne fait « pas grand-chose ». L’acteur israélien sculpte un bloc de mélancolie, statique, contre lequel va se heurter la jeune femme.

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La trame minimaliste du scénario, coécrit avec Axelle Ropert et Jihane Chouaib, ricoche vers d’autres personnages, essentiels, tel ce « M. Pipi » de la boîte (Pedro Cabanas) qui voit tout – une rencontre devant le lavabo – ou la merveilleuse copine de May qui semble là pour l’éternité (la chorégraphe Sophie Demeyer).
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